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Colette aimait le jardin et la table
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Fromages
Peut-être à cause des étangs dont je fréquentais les eaux souvent basses et les bords jonceux, je ne passais pas un an, quand j’étais enfant, sans un accent de forte fièvre qui montait et descendait, ne laissant point de dommages. Chez nous, on nourrit la fièvre et, de temps en temps, s’approchaient de moi le riz au lait sucré, le blanc de poule, le consommé... Mais je repoussais le tout d’une main chaude, et je soupirais :
– Je voudrais du camembert...
À un être aussi naturel, aussi vif et plein de fantaisie que l’était ma mère, le camembert ne semblait pas plus suspect que la pomme cuite, et elle me donnait du camembert. Si le camembert manquait, je voyais venir un roquefort bien veiné, ou l’un de ces fromages plats, "passés" dans la cendre de bois, secs et transparents comme le vieil ambre. [Paysages et portraits]
En Basse-Bourgogne, autrefois, le lait à trois sous, puis à quatre sous le litre, le laitage caillé, les fromages sur la claie faisaient l’enfant bien nourri, et sobre de viande le travailleur. Tous les moments du fromage nous étaient bons : gelée tremblante, douce, à peine figée, puis gros caillé pressé, cuit en couche épaisse sur une grand pâte à tarte salée. Puis le fromage fait, taillé généralement en triangle, dompté à même la tranche de pain sous le pouce de l’ouvrier des champs... Là-dessus, une salade de pisselits, baignée d’huile de noix, un coup de vin... Un tel repas champêtre me mouille encore la bouche en y pendant, à cause du vin de Treigny, à cause de la salade et de sa gousse d’ail, – à cause sutout du fromage.
Non loin de mon village se façonnaient les soumaintrains, les rouges saints-florentins, qui venaient sur notre marché, habillés de feuilles de betterave. Je me souviens que le beurre se réservait la longue, l’élégante feuille de châtaignier, dentelée sur les bords. [Paysages et portraits]"
"Maisons et jardins de Saint-Sauveur [Sido]
Dans mon quartier natal, on n'eut pas compté vingt maisons privées de jardin. Les plus mal partagées jouissaient d'une cour, plantée ou non, couverte ou non de treilles. Chaque façade cachait un "jardin-de-derrière" profond, tenant aux autres jardins-de-derrière par des murs mitoyens. Ces jardins-de-derrière donnaient le ton au village. On y vivait l'été, on y lessivait ; on y fendait le bois l'hiver, on y besognait en toute saison, et les enfants, jouant sous les hangars, perchaient sur les ridelles des chars à foin dételés.
Les enclos qui jouxtaient le nôtre ne réclamaient pas de mystère : la déclivité du sol, des murs hauts et vieux, des rideaux d'arbres protégeaient notre "jardin d'en haut" et notre "jardin d'en bas". Le flanc sonore de la colline répercutait les bruits, portait, d'un atoll maraîcher cerné de maisons à un "parc d'agrément", les nouvelles.
De notre jardin, nous entendions, au Sud, Miton éternuer en bêchant et parler à son chien blanc dont il teignait, au 14 juillet, la tête en bleu et l'arrière-train en rouge. Au Nord, la mère Adolphe chantait un petit cantique en bottelant des violettes pour l'autel de notre église foudroyée, qui n'a plus de clocher. À l'Est, une sonnette triste annonçait chez le notaire la visite d'un client... Que me parle-t-on de la méfiance provinciale ? Belle méfiance ! Nos jardins se disaient tout.
Oh ! aimable vie policée de nos jardins ! Courtoisie, aménité de potager à "fleuriste" et de bosquet à basse-cour ! Quel mal jamais fût venu par-dessus un espalier mitoyen, le long des faîtières en dalles plates cimentées de lichen et d'orpin brûlant, boulevard des chats et des chattes? De l'autre côté, sur la rue, les enfants insolents musaient, jouaient aux billes, troussaient leurs jupons, au-dessus du ruisseau ; les voisins se dévisageaient et jetaient une petite malédiction, un rire, une épluchure dans le sillage de chaque passant, les hommes fumaient sur les seuils et crachaient... Gris de fer, à grands volets décolorés, notre façade à nous ne s'entrouvrait que sur mes gammes malhabiles, un aboiement de chien répondant aux coups de sonnette, et le chant des serins verts en cage.
Peut-être nos voisins imitaient-ils, dans leurs jardins, la paix de notre jardin où les enfants ne se battaient point, où bêtes et gens s'exprimaient avec douceur, un jardin où, trente années durant, un mari et une femme vécurent sans élever la voix l'un contre l'autre..".
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